Ajouté au panier
Ajouté à ma wishlist

Votre wishlist est vide

Ajouté à ma wishlist

Il semblerait que votre panier soit vide !

Ajouté au panier

La métamorphose de Rick Owens

Style | le jeudi 30 janvier 2020
Portrait du créateur Rick Owens
Photo : Rick Owens par Danielle Levitt
Ancien outsider de la mode, Rick Owens fait aujourd'hui figure d'icône auprès d'une communauté de fans toujours grandissante, qui ne jurent que par celui qui a acquis le surnom de « Lord of Darkness ». Et pour cause : le designer n'a pas hésité à creuser sa propre esthétique saison après saison, faisant fi des tendances éphémères pour mieux imposer son univers, avec une détermination hors normes. Printemps.com l'a interviewé.

Alors que la 97ème édition du Pitti Uomo bat son plein à Florence, Rick Owens s'est lui retiré dans la petite commune de Concordia sulla Secchia, à près de 200 kilomètres au nord de la capitale toscane, pour superviser la production de sa nouvelle collection au sein de son atelier. Une courte parenthèse loin du tumulte urbain avant de retourner à Paris - où il réside avec sa femme et collaboratrice Michèle Lamy - pour dévoiler son nouveau défilé homme au Palais de Tokyo, où il a déjà présenté de multiples shows comme autant d'incarnations de sa vision radicale, sincère et sans compromis. À travers eux, le designer a également pu offrir une caisse de résonance aux multiples messages à portée sociétale qu'il souhaitait faire passer - quitte parfois à surprendre, perturber voire choquer certaines personnes. Il s'est ainsi imposé comme l'une des figures de proue de l'inclusivité en engageant des danseuses de stepping (printemps-été 2014), a célébré la force féminine (printemps-été 2016) ou encore le corps masculin (automne-hiver 2015), et s'est inquiété des conséquences possibles de la catastrophe écologique qui nous menace (automne-hiver 2016), entre autres. Entretien.

Printemps.com : Les mannequins que vous présentez sur les podiums ont souvent l'apparence de créatures semblant issues d'un autre monde, comme si vous déployiez une sorte de néo-mythologie païenne, qui reflète vos influences créatives allant de Larry LeGaspi à l'esthétique camp, en passant par le kabuki. Les défilés constituent-ils à vos yeux l'occasion de célébrer des formes de beauté sortant des sentiers battus ?

Rick Owens : J'ai toujours réagi aux standards très étroits de la beauté. C'est même plus profond que ça : il s'agit de bigoterie, ce qui consiste à avoir des conceptions dont on pense qu'elles doivent s'appliquer à tout le monde. La bigoterie est peut-être le plus grand mal de ce monde. Et j'ai l'occasion de m'opposer à la bigoterie - la bigoterie de la beauté. Les défilés de mode, la façon dont les gens sont jugés sur leur apparence... si je peux rendre tout cela plus flexible, si je peux suggérer d'autres options qui ne sont pas limitées à ces standards stricts, c'est un message incroyable. Nous n'avons pas à nous limiter aux règles rigides et étroites présentes dans notre culture contemporaine. Nous pouvons brouiller ces frontières et les dépasser. Ça commence avec la beauté - c'est juste une question d'apparence, de première impression et de communication -, et en suggérant que tout cela peut être plus flexible, ensuite la prochaine étape ce pourraient être les idées. Cela peut mener vers plus de tolérance à l'égard des idées des autres personnes. Donc la mode peut être d'une superficialité à couper le souffle - ce qui est aussi drôle, et j'adore ça -, mais elle peut malgré cela avoir une grande importance en tant qu'influence, en tant que première étape.

Parce que les représentations contribuent à façonner le zeitgeist, et les valeurs prônées par une société...

Oui, et les répercussions peuvent être très soudaines.

Vous semblez attiré par les extrêmes, ce qui est brut, viscéral, pur et sans compromis. Pourquoi ce tropisme ?

Je recherche l'authenticité, le geste créatif. J'aime quand les gens s'auto-inventent totalement, lorsqu'ils font de leur mieux avec ce qu'ils ont, en le faisant gentiment. J'admire ça. Et j'adore le théâtre. J'aime être surpris, être enchanté, et quand il y a un geste dramatique. Quand il y a une dimension théâtrale, qui n'est pas réservée à des occasions spéciales, cela me plaît. Quand je me suis lancé [dans la mode, ndlr], je rejetais l'idée d'emprunter quelque chose pour présenter une fausse identité qui ne s'appliquerait pas au reste du quotidien. Je voulais tout faire fusionner. Cela dit, je ne suis plus aussi rigide maintenant. C'était un peu catégorique, le fruit de ma propre intolérance, et j'ai arrêté de penser comme ça avec le temps. Mais je défends toujours l'idée d'intégrer cette dimension théâtrale dans la vie de tous les jours, il ne devrait pas y avoir de séparation ou de distinction. Les gens devraient pouvoir se tenir à ce qu'ils veulent être, parce que si ce n'est pas hypocrite et que c'est un choix assumé, alors c'est authentique. Avec de l'entraînement, l'artifice peut devenir réalité.

Photos : défilés Rick Owens. De gauche à droite : homme automne-hiver 2020, hommes automne-hiver 2016, femmes printemps-été 2016, femmes printemps-été 2020

Vos défilés constituent en un sens l'incarnation d'un dialogue entre le chaos de l'instinct, des pulsions primaires, et la tentative de les contrôler à travers des rituels, un ordre et une structure - une dialectique donnant naissance à l'élégance brute qui traverse vos collections...

J'ai beaucoup parlé de cette tension entre contrôle et effondrement. Car l'effondrement est quelque chose qui m'a toujours beaucoup attiré, je m'y suis livré dans une certaine mesure, puis je m'en suis remis, et je suis alors allé dans la direction opposée. Mais il s'agit dans les deux cas d'envies irrépressibles et primaires qui sont authentiques. La dimension un peu extrême de mon inspiration, et de mes expérimentations, concernant le contrôle et l'effondrement vient sans doute du fait que je suis allé aussi loin que possible dans les deux directions. Aujourd'hui je suis beaucoup dans le contrôle, mais je vais peut-être rechuter, je ne sais pas.

Quel regard portez-vous sur vos années de jeune adulte, durant lesquelles vous sortiez beaucoup et avez fait les 400 coups à Los Angeles - une période que vous associez aujourd'hui à une sorte « d'effondrement » ? S'agissait-il selon vous d'une forme d'erreur, ou plutôt d'une étape nécessaire qui vous a permis d'arriver où vous en êtes aujourd'hui ?

Ce n'était pas une erreur du tout. Si j'avais des enfants, je serais sans doute terrifié à l'idée de ce qui pourrait arriver s'ils suivaient cette voie. Mais j'éprouve une très forte affection à l'égard de cette période, suite à laquelle je me suis totalement transformé, à l'aide de ma propre détermination. Avec un peu de discipline, n'importe qui peut entièrement changer.

« Je recherche l'authenticité, le geste créatif. J'aime quand les gens s'auto-inventent totalement, lorsqu'ils font de leur mieux avec ce qu'ils ont, en le faisant gentiment. J'admire ça. »

Vous avez à ce jour développé un univers créatif à 360 degrés qui ne se limite pas aux collections de mode et aux défilés : vous proposez également une ligne de design d'intérieur, des publications (dont deux sorties en septembre dernier chez Rizzoli), Dflorenf es soirées - comme celle faisant la part belle aux performances que vous avez organisée au Centre Pompidou récemment. Pourquoi avoir tenu à étendre autant votre spectre ?

Je pense que j'ai voulu créer une bulle auto-protectrice. Et c'est aussi une question d'ego. Chez n'importe quel créateur, il y a un terrible étalage d'égocentrisme : il est question d'être reconnu et de laisser sa trace. Tout le monde veut avoir de l'attention, être validé. Je suis à la fois fier et embarrassé par ça. Il s'agit d'un terrible besoin de s'exprimer, car il faut insister pour que les gens regardent ce que tu fais, particulièrement au début, quand tu es en train de créer ton identité. C'est une envie irrépressible mais c'est aussi un étalage d'égo, un besoin embarrassant. Qui suis-je pour considérer que mon expression est importante au point que j'aille frapper à la porte des gens pour qu'ils la reconnaissent ? C'est un peu fou quand on y pense.

Insister sur sa propre identité en tant que créatif est une conduite que vous semblez continuer à suivre. Et ce jusqu'aux vêtements que vous portez : vous aimez arborer les mêmes pièces durant plusieurs années, avant de faire évoluer votre « uniforme » à travers une nouvelle variation.

Oui, car j'apprécie la répétition, et j'aime quand quelqu'un affirme quelque chose qu'il veut vraiment dire. Quand je vois quelqu'un porter les mêmes vêtements, je me dit qu'il sait qui il est. J'aime aussi le fait que cela implique un équilibre entre extravagance et modestie, au sens où c'est extravagant d'acquérir 50 exemplaires de la même chose, mais il y a une forme de modestie au fait de s'y tenir. C'est comme une exposition de Donald Judd. C'est de la répétition, de la répétition, de la répétition, jusqu'à ce que ça devienne ultra convaincant.

Photo : soirée Rick Owens au Centre Pompidou. ⒸOWENSCORP.

À ce sujet, vous aviez beaucoup hésité avant de présenter votre premier show, en 2002 (vous aviez alors 40 ans), parce que vous étiez inquiet que le monde de la mode ne juge que vous ne vous renouvelez pas assez. Avec le recul, pensez-vous au contraire qu'aller à votre propre rythme a constitué la clef de votre succès ?

Oui, tout à fait. Mon premier défilé était probablement ma plus grande mise à l'épreuve. D'une certaine manière, il y a un moment où les gens ont décidé de tolérer mon rythme et d'accepter qui je suis. L'industrie de la mode peut sembler un peu hystérique parfois, et j'adore le fait d'être le mec discret qui avance sur le côté à sa propre vitesse.

Vous avez été le curateur de votre propre rétrospective, qui s'est tenue à Milan en 2017 : « Subhuman, Inhuman, Superhuman ». Pourquoi était-il important pour vous de revenir sur votre propre travail et de l'éditer ?

Selon moi, ce serait important pour quiconque ayant cette opportunité. Au fond, il s'agit d'écrire sa propre nécrologie. Cela sonne comme étant dramatique, et c'est tout à fait ça. Vous avez le pouvoir de définir le standard de représentation de qui vous voulez être. Toute rétrospective ou exposition qui serait dirigée par quelqu'un d'autre restera une interprétation, ce ne sera pas la voix originale, authentique. J'ai pu éliminer tout ce que je voulais éliminer, et tout falsifier. C'est tellement gratifiant de pouvoir déterminer de quelle manière on se souviendra de vous à jamais. C'est une bénédiction.

L'exposition présentait les vêtements que vous avez créé, et également certaines pièces de mobilier issues de votre ligne de design d'intérieur, que vous développez avec votre compagne Michèle Lamy. Pourquoi avoir lancé cette nouvelle activité en parallèle de vos collections de mode ?

C'était à nouveau une question d'ego. Je voulais contrôler tout ce qui se trouvait autour de moi. Je voulais meubler ma propre bulle. Tout le monde customise sa propre vie, je suis juste allé un peu plus loin, j'ai été un peu plus obsessionnel.

Photo : Michèle Lamy. ©OWENSCORP.

Vous avez un jour affirmé qu'au crépuscule de votre vie, vous aimeriez vous trouver dans un jardin où vous passeriez vos journées à lire et à jouer avec des chatons. Malgré cette déclaration, il ne semblerait pas si surprenant que vous continuiez en réalité toujours à créer des collections, comme l'ont fait d'autres designers avant vous. Pensez-vous réellement que vous prendrez votre retraite un jour ?

Je parie qu'il pourrait arriver un jour où ma pertinence aura diminué, et il faudra alors que je l'accepte. Ce phénomène est à mon avis inévitable, et je l'ai observé se produire - j'ai vu la pertinence de personnes créatives faiblir. Que faire ensuite ? Je redoute ce moment en un sens, car ça n'a pas l'air plaisant. Mais tout le monde doit se préparer à une forme de déclin - être pris par surprise semble vraiment stupide. J'adorerais bien sûr rester pertinent jusqu'à ma mort, mais si cela ne se produit pas, passer mes journées dans un jardin entouré de chatons semble être une bonne option.

Dans vos précédentes interviews, vous avez affirmé à plusieurs reprises que l'un de vos objectifs de vie était d'atteindre une forme de sérénité. Avez-vous le sentiment d'y être parvenu, ou cela vous semble-t-il constituer un éternel work in progress ?

Je pense réussir à l'atteindre de temps en temps, et je suis si déterminé à y arriver que c'est ce qui se produira - même s'il est inévitable d'éprouver un certain minimum d'anxiété. Mais pour moi, la vraie clef du bonheur c'est la gratitude. Parce qu'il y tellement de choses qui pourraient être pire, quand on regarde autour de soi. Et l'autre clef du bonheur est de considérer que ce n'est pas un droit. Nous n'avons de droit sur rien. Nous avons de la chance pour tout ce que la vie nous donne, et en comprenant ça, tout devient beaucoup plus simple. Il faut travailler pour obtenir quoi que ce soit, et nous sommes chanceux d'avoir obtenu ce que nous avons, peu importe de quoi il s'agit. Cela aide vraiment à devenir serein.

Bienvenue sur Printemps.com, votre pays de connexion est : France et votre langue est : Français.